C’est l’analyse de Grégor Puppinck, docteur en droit et directeur du Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ) :
Le 10 avril 2019, la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un avis consultatif en matière de gestation par autrui (GPA), à la demande de la Cour de cassation française, dans lequel elle précise pour la première fois sa position sur le statut de la «mère d’intention». Sa jurisprudence antérieure concernait en effet le statut du seul «père d’intention»: elle avait jugé en 2014 dans l’affaire Mennesson que l’impossibilité d’établir la filiation d’un enfant né par GPA viole la vie privée de l’enfant lorsque le «père d’intention» est aussi le «géniteur» de l’enfant, mais elle ne s’est pas explicitement prononcée s’agissant de la «mère d’intention». C’est ce qu’elle fait à présent.
Notons qu’il s’agit du tout premier avis émis en vertu du protocole n°16 à la Convention européenne des droits de l’homme entré en vigueur le 1er août 2018: afin de «[renforcer] l’interaction entre la Cour et les autorités nationales, et [consolider] ainsi la mise en œuvre de la Convention, conformément au principe de subsidiarité», il permet aux plus hautes juridictions nationales d’adresser à la Cour des demandes d’avis consultatifs relativement à une question se posant dans le cadre d’affaires pendantes devant elles.
La question préjudicielle posée par la Cour de cassation peut se résumer ainsi: la France doit-elle reconnaître la «mère d’intention» comme «mère légale» d’un enfant né par GPA à l’étranger? Le cas échéant, est-il suffisant de pouvoir le faire par la voie de l’adoption, ou faut-il procéder directement par transcription de l’acte étranger?
À ces questions, la Cour a répondu à l’unanimité que «le droit au respect de la vie privée de l’enfant, au sens de l’article 8 de la Convention, requiert que le droit interne offre une possibilité de reconnaissance d’un lien de filiation entre cet enfant et la mère d’intention, désignée dans l’acte de naissance légalement établi à l’étranger comme étant la mère légale», mais «pas que cette reconnaissance se fasse par la transcription sur les registres de l’état civil de l’acte de naissance légalement établi à l’étranger ; elle peut se faire par une autre voie, telle que l’adoption de l’enfant par la mère d’intention, à la condition que les modalités prévues par le droit interne garantissent l’effectivité et la célérité de sa mise en œuvre, conformément à l’intérêt supérieur de l’enfant.»
La Cour admet donc qu’il n’existe pas d’obligation de reconnaître de manière automatique la filiation mensongère établie à l’étranger par transcription de l’acte de naissance mentionnant la mère d’intention en tant que mère: fort heureusement, la France ne se voit donc pas obligée d’intégrer le mensonge dans son droit. Mais selon la Cour, l’intérêt supérieur de l’enfant dans le cadre de son droit à la vie privée (et non familiale) «comprend aussi l’identification en droit des personnes qui ont la responsabilité de l’élever, de satisfaire à ses besoins et d’assurer son bien-être, ainsi que la possibilité de vivre et d’évoluer dans un milieu stable» (§ 42) et exige donc qu’un lien de filiation soit établi avec ces personnes pour le bien de l’enfant.
Ce faisant, la Cour confirme que le droit français actuel en la matière respecte la Convention: en effet, alors qu’il était impossible d’établir un lien de filiation entre la mère d’intention et l’enfant né par GPA à l’étranger, un revirement de la Cour de cassation intervenu en 2017 a accordé à l’épouse (ou «l’époux») du père biologique d’un tel enfant la faculté de l’adopter si les conditions sont réunies. D’ailleurs l’avis rendu par la Cour mentionne que d’après le Gouvernement français, «entre le 5 juillet 2017 et le 2 mai 2018 la quasi-totalité des demandes d’adoption entre conjoints concernant des enfants nés à l’étranger d’une gestation pour autrui ont été satisfaites» (§ 57). La Cour précise toutefois qu’il n’y a pas d’obligation de faire droit à la demande d’adoption, celle-ci ne devant être prononcée que si les conditions sont réunies, or «il va de soi que ces conditions doivent inclure une appréciation par le juge de l’intérêt supérieur de l’enfant à la lumière des circonstances de la cause» (§ 54). Il est néanmoins important de préciser que cette possibilité d’adoption demeure problématique car elle contrevient au droit international relatif à l’adoption internationale qui interdit les contacts entre familles adoptive et biologique et tout paiement ou contrepartie pour obtenir d’adopter un enfant.
La Cour reconnaît également, du bout des lèvres, que la GPA est en soi problématique et que certains éléments fondamentaux «ne plaident pas nécessairement en faveur de la reconnaissance d’un lien de filiation avec la mère d’intention, tels que la protection contre les risques d’abus que comporte la gestation pour autrui et la possibilité de connaître ses origines» (§ 41). Elle s’oppose donc surtout aux «abus» de la GPA mais non à son principe même, et elle s’incline face au fait accompli dont la force est à nouveau démontrée: les personnes ayant recours à la GPA à l’étranger instrumentalisent l’intérêt de l’enfant, tirent bénéfice de la précarité dans laquelle ils ont mis l’enfant.
Si cet avis de la Cour peut donc être considéré comme raisonnable du point de vue des droits de l’enfant, la seule manière d’en assurer la protection optimale est d’interdire la GPA, notamment aux États-Unis, en Russie ou en Ukraine, ce qui s’avère toutefois difficile puisqu’il s’agit d’un commerce.
S’il était à prévoir que la Cour ferait preuve de prudence dans le cadre d’un avis consultatif non contraignant, elle prend toutefois soin de préciser que son approche n’est pas figée et «qu’elle pourrait être appelée à l’avenir à développer sa jurisprudence dans ce domaine, étant donné en particulier l’évolution de la question de la gestation pour autrui» (§ 36). La Cour s’est d’ailleurs concentrée sur le cas particulier de la conception d’un enfant par GPA avec l’ovule d’une tierce personne, et laisse de côté la question subsidiaire posée par la Cour de cassation relative au cas où la mère d’intention serait aussi la mère génétique, ce qui n’avait pas lieu dans l’affaire Mennesson à l’origine de la demande d’avis. En effet, le Protocole 16 à la Convention européenne des droits de l’homme vise à aider la juridiction nationale à juger un litige particulier, sans aller au-delà de ce litige. La Cour laisse toutefois entendre que si l’ovule provient de la mère d’intention, «la nécessité d’offrir une possibilité de reconnaissance du lien entre l’enfant et la mère d’intention vaut a fortiori dans un tel cas»: en effet, qui peut le plus, peut le moins.
Dans le cas où les gamètes seraient ceux de la mère d’intention, la CEDH irait-elle jusqu’à imposer la transcription en droit français de l’acte de naissance étranger? Et si les gamètes étaient ceux de la mère porteuse, limiterait-elle davantage la possibilité d’établir un lien de filiation entre la mère d’intention et l’enfant? La jurisprudence à venir de la CEDH y répondra peut-être: reste à savoir si elle accordera sa faveur aux droits des enfants ou au marché de la GPA.