La Cour européenne des droits de l’homme a condamné le Danemark le 12 novembre, pour l’expulsion d’un trafiquant de drogue irakien. Ce jugement repose sur de nouveaux principes, qui pourraient faire jurisprudence et restreindre davantage le champ d’action des États, estime le juriste Nicolas Bauer. Nicolas Bauer est chercheur associé au European Centre for Law and Justice (ECLJ). Il écrit dans Le Figaro :
Il est fréquent que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) défende le «droit» de délinquants ou criminels étrangers à rester sur le sol européen. Nul ne sera donc surpris d’apprendre que cette Cour a encore une fois condamné un État, le Danemark, pour avoir expulsé un trafiquant de cocaïne irakien, Zana Sharafane. Récemment encore, c’est la Suisse qui était condamnée pour l’expulsion d’un trafiquant de cocaïne bosniaque. Dans les deux cas, la CEDH a considéré que ces expulsions avaient un impact trop fort sur la vie privée ou familiale de ces délinquants.
Le jugement Zana Sharafane c. Danemark, rendu le 12 novembre 2024, est passé inaperçu, alors qu’il se distingue des précédents : la CEDH a saisi l’occasion de cette affaire pour franchir une nouvelle étape dans sa jurisprudence. Les juges européens ont développé un raisonnement original créant un nouveau droit pour les étrangers délinquants. Ils ont commencé par rappeler que la CEDH interdit depuis 2021 d’expulser définitivement des étrangers et par féliciter le Danemark qui a expulsé Z. Sharafane pour une durée temporaire, fixée à six ans. Ensuite, la CEDH a affirmé que «les perspectives du requérant d’être réadmis au Danemark après l’expiration de l’interdiction de retour de six ans restent purement théoriques (…). Pour lui, l’interdiction de retour de six ans équivaudrait de facto à une interdiction permanente».
Autrement dit, le Danemark ayant la possibilité de refuser à l’avenir un titre de séjour à Z. Sharafane, ce dernier n’a aucune garantie de pouvoir retourner au Danemark au terme du délai de six ans, s’il n’entre pas dans les conditions pour immigrer légalement. Il y a donc un «risque» que son expulsion, temporaire, soit en pratique définitive, et c’est pour cette raison qu’une telle expulsion violerait ses droits. Ce que les juges européens contestent par ce raisonnement, c’est le fait que Z. Sharafane soit soumis aux mêmes règles d’immigration que les étrangers n’ayant jamais vécu en Europe. La CEDH insiste : Z. Sharafane a développé une «vie privée» au Danemark et cet élément devrait lui donner un droit à une forme de «garantie de retour». En conséquence, Z. Sharafane ne devrait pas avoir à solliciter un titre de séjour au même titre que l’ensemble des étrangers souhaitant immigrer en Europe.
Pour le cas d’espèce, ce jugement de la CEDH aura peu d’impact. Z. Sharafane a échappé aux autorités danoises avant de purger la totalité de sa peine et n’a donc pas pu être réellement expulsé : «Le requérant a été libéré le 4 août 2021. Il a été convoqué pour purger le reste de sa peine le 30 mai 2022, mais ne s’est pas présenté aux autorités compétentes. On ignore ce qu’il est advenu de lui par la suite». En revanche, le jugement fera jurisprudence. Il est unanime, c’est-à-dire que tous les juges de la formation de jugement y étaient favorables. La CEDH l’a classé en «niveau d’importance 2» ce qui signifie dans le jargon de cette Cour qu’il ne constitue pas une simple application de la jurisprudence existante, mais y apporte une contribution nouvelle.
Ce jugement heurte encore une fois le droit des États de déterminer souverainement si un étranger peut séjourner sur leur sol. Il fait primer la «vie privée» individuelle sur le bien commun, en donnant raison à un délinquant étranger. En matière d’expulsion, la jurisprudence de la CEDH est de plus en plus laxiste. Alors que les expulsions d’étrangers étaient à l’origine bloquées uniquement en cas de risques de torture dans le pays d’origine, les juges européens se fondent aussi sur le respect de la «vie privée et familiale» depuis 1988. Sur ce même fondement, la CEDH s’est reconnu le droit de bloquer également les déchéances de nationalité de binationaux depuis 1999. Elle a interdit les expulsions permanentes en 2021. Elle interdit maintenant, à l’occasion de l’affaire Zana Sharafane, les expulsions qui ne sont pas assorties d’une garantie de retour.
La CEDH a accordé très peu d’importance au fait que Z. Sharafane a été condamné en raison de son trafic de cocaïne et d’autres drogues. Or, en droit international et européen, non seulement la lutte contre le trafic de stupéfiants justifie des restrictions au respect dû à la vie privée des trafiquants, mais cette lutte est aussi une obligation des États. Les États européens ont en effet adhéré aux conventions des Nations Unies (ONU) relatives au contrôle des drogues.
Le problème du trafic de stupéfiants est international et est géré à ce niveau depuis la Convention internationale de l’opium de 1912. Cet effort international est antérieur à la Convention européenne des droits de l’homme (1950) ainsi qu’à toute protection internationale des droits de l’homme. La «guerre contre les drogues» impose de restreindre la circulation des trafiquants, et donc pour chaque État de refuser l’entrée de trafiquants étrangers sur leur territoire. Il est regrettable que les droits de l’Homme viennent saper ce travail commun des États pour lutter contre le fléau international du trafic de stupéfiants.