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L'Eglise : Foi

La théologie catholique du sacrifice

La théologie catholique du sacrifice

Une tribune polémique de La Croix a donné à Claves, le site de réflexion de la Fraternité Saint-Pierre, l’occasion d’une réflexion en profondeur sur le sens du sacrifice et l’importance de sa manifestation dans la liturgie de la messe, pour réaffirmer que nous croyons et adhérons au salut dans le Christ. Cet article a été publié dans La Croix. Le voici :

Une accusation grave

L’accusation portée par la tribune dans La Croix d’Alain et Aline Weidert, « couple engagé dans l’Église, » est grave : il y aurait un véritable problème de foi, une divergence fondamentale de la part des catholiques attachées à la « forme extraordinaire » du rit romain, sur « la conception de la messe et du salut. »

Pour les auteurs, l’engouement autour du pèlerinage de Chartres serait l’heureux révélateur d’une différence fondamentale de foi. Ils portent l’accent en particulier sur la célébration par les prêtres accompagnant la colonne de messes matinales. « Une messe par jour, pour et par l’ensemble de la communauté présente, ne serait-elle pas satisfaisante, suffisante ? » demandent-ils. Les « tenants de la Messe de Trente » répondraient, d’après eux, que chaque messe, nouvelle mise à mort de Jésus, diminue les peines éternelles dues aux péchés, écourte le temps de purgatoire. Dans cette vision, les messes « agissent comme des assurances-vie éternelle, comme des indulgences. »

Allant plus loin, Alain et Aline Weidert développent ce qui serait selon eux la théologie de la « Messe de Trente, » autrement dit l’hérésie des « tradis. » Jésus se chargerait par obéissance d’une tâche de bouc émissaire, pour satisfaire au courroux divin et apaiser l’offense faite à Dieu. 

Or les auteurs disent ne plus croire en un père « cruel, cynique » qui ferait mourir son fils pour sauver ses enfants de sa propre colère et dénoncent une religion qui ferait vivre les hommes sous la menace de l’enfer. Le salut consiste pour eux dans une communionexistentielle, un don de soi pour les autres manifesté à la cène, un « repas des noces au quotidien. »

La messe traditionnelle peut-elle être hérétique ? 

Avant même de répondre brièvement à cet argumentaire vindicatif, reprenons de la hauteur… Peut-on seulement mettre en opposition la théologie qui sous-tend deux expressions liturgiques officielles de l’Église ? À travers les différentes formes de manifestation de son culte, l’Église témoigne depuis ses origines d’une même foi, immuable et divine, qui inclut bien sûr le mystère de l’eucharistie, sacrement et sacrifice du Christ. S’il peut y avoir de légitimes débats quant à savoir si tel ou tel rite l’Église exprime plus ou moins bien les vérités du dogme, il faut conserver l’unité intérieure de la foi de l’Église, qui demeure dans l’espace (à travers les nombreux rites qui coexistent depuis des siècles) et dans le temps (à travers leur développement homogène et leurs évolutions). 

En un mot : opposer la théologie de la « Messe de Trente » et de Vatican II, c’est avoir tout faux. D’abord parce que l’on se met en position de juger la foi de l’Église jusqu’à la mettre en contradiction avec elle-même, ce qui ne peut être le fait de ses membres. Ensuite parce que l’on met dos à dos – de manière souvent bien volontariste et en y plaquant des idées-reçues contemporaines – des expressions différentes des mêmes vérités dogmatiques, enseignées par la même et unique Église, infaillible et indéfectible en vertu des promesses du Christ et par l’assistance du Saint-Esprit. La vérité ne se périme pas, les dogmes se développent mais ne changent pas. Il n’y a pas une Église de Trente et une Église de Vatican II, professant une autre foi, mais l’Église une, sainte, catholique et apostolique, dont la pérennité est garantie par Jésus, malgré les épreuves. Nous nous inscrivons ici dans la tradition multiséculaire de l’Eglise, infaillible et indéfectible, et refusons avec Benoît XVI cette “herméneutique de la discontinuité et de la rupture”[1] dont les auteurs témoignent malheureusement.

La conception catholique du sacrifice

Pour répondre aux auteurs, il faut encore rétablir quelques points regrettablement caricaturés de la théologie catholique du sacrifice. Nous nous appuierons naturellement sur le magistère constant de l’Église, résumé par le Catéchisme de l’Église Catholique, de 1992, préparé et publié sous la houlette de saint Jean-Paul II, et par conséquent peu suspect de « tridentinisme ». Nous pousserons le vice jusqu’à citer quelques beaux textes du pape Paul VI. 

La thèse charitablement attribuée aux défenseurs de la « Messe de Trente » est en fait celle de la « satisfaction pénale » – le Christ est puni par son Père à notre place – soit tout bonnement la thèse de… Martin Luther. De là à l’attribuer au concile de Trente, qui l’a dénoncée et combattue, il y a un manque d’objectivité évident. 

À notre sens, le souci réside avant tout dans une incapacité à penser le sacrifice dans toutes ses dimensions[2]. Le sacrifice au sens plein n’est pas un acte cruel ni toujours sanglant : le sacrifice est un don, « ce que l’on offre à Dieu pour lui rendre l’honneur qui lui est dû, en vue de lui plaire »[3]. Il peut recouvrir quatre fins[4] : l’action de grâces, l’expiation, la communion, mais surtout et premièrement l’adoration. Or certains modernes, et nos auteurs semblent s’y rallier, opposent uniquement les fins de communion et d’expiation, comme si elles étaient incompatibles, et oublient totalement le sens plénier et la vraie nature du sacrifice : une action extérieure manifestant la dévotion intérieure, empreinte d’esprit d’adoration, de remerciement, de demande de pardon et de communion. C’est ainsi qu’ils dialectisent la messe (qu’ils n’appellent qu’ « Eucharistie ») autour d’une opposition factice entre la cène et la croix : comme si l’acte central du culte chrétien devait être ou bien expiation (caractérisant une religion surannée, de crainte et de soumission à un Dieu jaloux et colérique), ou bien communion (caractérisant une religion moderne, de partage communautaire autour d’un Dieu rassembleur et tolérant). Or le catholicisme n’est en rien réductible à cette alternative : le sacrifice qui en est l’acte le plus haut – qui est le sacrifice même du Christ, renouvelé (et non pas recommencé) sur les autels à la messe, est à la fois adoration, pardon, action de grâces et communion. Le déroulement et les rites de la liturgie, en particulier du rit romain ancien, le manifestent plus éloquemment que toutes nos paroles. 

Sommes-nous ici les parangons poussiéreux d’une théologie médiévale ? Le Catéchisme de l’Église Catholique enseigne clairement que « l’Eucharistie est donc un sacrifice parce qu’elle représente (rend présent) le sacrifice de la Croix, parce qu’elle en est le mémorial et parce qu’elle en applique le fruit, » et va – c’est un comble – jusqu’à citer le Concile de Trente qui explicite cet enseignement[5].

Quant au thème de la satisfaction, il ne s’agit absolument pas pour le Père de punir son Fils à la place des hommes, ni de lui faire subir le mal de nos péchés. Dieu apporte gratuitement à l’homme la possibilité de réparer ses fautes, à travers la passion du Christ, l’associant à son propre salut, pour restaurer l’équilibre détruit par le péché. Il s’agit d’une œuvre de miséricorde immense, plus grande encore que le pardon inconditionnel fantasmé par les modernes.

Le sacrifice du Christ n’est pas une punition

Que l’on nous permette encore, pour éclairer cette difficile question, de citer les bonnes lignes de Frédéric Guillaud, qui établit d’abord l’absurdité de la thèse – formulée par Luther – de la substitution pénale. 

Les métaphores judiciaires qui servent à exprimer le mystère de la Rédemption sont très égarantes. Elles suggèrent que le salut de l’humanité a été obtenu par la punition d’un innocent à notre place – « substitution pénale » qui aurait eu la vertu de satisfaire, à peu de frais pour nous, la soif de justice d’un Dieu vengeur. Il est évident qu’il ne faut pas prendre à la lettre ce type d’analogies. Car elles défigurent la divinité. Elles supposent, en effet, une séparation entre le Père et le Fils, qui ne correspond pas à la réalité : le Christ est Dieu. Dès lors, dire qu’il est puni à notre place, c’est dire que Dieu se punit lui-même, ce qui est absurde[6].

Guillaud affirme cependant, sur le fondement de la parole divine, que le Christ est bien mort pour nous :

Cela étant, il ne faudrait pas conclure de cette critique que la mort de Jésus n’a joué aucun rôle dans notre salut. L’Écriture atteste le contraire : « Le Christ est mort pour nos péchés conformément aux Écritures » (1Cor 15, 3) ; « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés » (Mt 26, 26-28) ; « Jésus est mort pour des impies… Nous sommes justifiés dans son sang » (Rm 5, 6)[7]. 

Il compare alors le rôle du Père à celui d’un père dont l’enfant a saccagé le parterre fleuri et doit remettre de l’ordre afin de réparer sa bêtise, mais s’en trouve complètement incapable. Le père s’agenouille à son côté et replante les fleurs avec lui, souffre par amour pour lui, pour l’aider à réconcilier sa volonté avec la sienne. Il ne s’agit pas d’une punition, mais d’une réharmonisation active de deux volontés, à travers un geste commun. 

L’auteur peut alors conclure : 

De la même manière, Dieu ne s’est pas puni lui-même en mourant sur la croix ; il a pris sur lui de descendre vers nous pour réaliser, uni à une nature humaine véritable, la réconciliation parfaite d’une volonté humaine avec la sienne. […] Il a voulu que Jésus donne l’exemple d’une volonté humaine qui va jusqu’au bout de l’amour, quitte à en mourir. La mort n’est pas voulue pour elle-même, elle n’est pas le but ; le but, c’est la réconciliation ; mais la mort est envisagée dès le début comme une éventualité probable, voire comme l’épreuve nécessaire sur le chemin de la réconciliation. […] Car le péché, c’est tout simplement l’attachement trop grand de notre volonté à elle-même et son éloignement de celle de Dieu. « Enlever le péché », pour Dieu, ce n’est pas subir une punition à notre place, c’est accomplir la réunification des deux volontés, en prenant sur lui de le faire, une fois pour toutes, en Jésus. Par cet acte d’abandon total de soi au profit de Dieu, Jésus vient nous communiquer – mystérieusement – le pouvoir de vaincre le péché (c’est à dire de faire cesser la dissension entre notre volonté et celle de Dieu). Ce qu’il a fait, une fois pour toutes, dans l’homme-Dieu, nous sommes, par la grâce, capables de le faire aussi[8].

Pas de péché, pas de sacrifice

Si les modernes ont tant de mal avec la notion de sacrifice – en particulier dans sa dimension expiatoire et satisfactoire, c’est qu’à la racine, ils refusent celle de péché. La messe pourrait aussi bien n’être célébrée qu’une fois par jour durant le pèlerinage de Chartres, et pourquoi pas une fois seulement durant le pèlerinage, ou encore une fois par semaine dans chaque paroisse ou diocèse… Si elle n’est que rassemblement, communion, la multiplication des manifestations ne vient-elle pas diluer sa force d’expression ? Mais la messe est bien plus que cela, à chaque messe l’Église est en « contact actuel » avec le sacrifice rédempteur[9]. Et il faudrait avoir les yeux bien fermés pour ne pas voir que le monde a tant besoin – plus que jamais besoin – de rédemption. Les auteurs – qui sont pourtant bien enclins à dénoncer les diverses formes d’abus, donc de péché, présents jusque dans l’Église[10] –  semblent ne (dé)considérer que la supplication offerte – et c’est déjà un motif bien nécessaire – pour les âmes du Purgatoire. Mais c’est pour les péchés du monde entier[11], en particulier pour les péchés actuels des hommes, qu’est offert le Saint-Sacrifice, et à travers lui le moyen de nous unir au pardon des offenses faites à la bonté infinie du Créateur[12].

Chaque messe a une valeur infinie pour le salut du monde

Et ainsi chaque messe a une valeur infinie, puisqu’elle est le sacrifice même du Christ[13], la même victime offerte par le même prêtre, manifestant l’unique acteintérieur d’offrande de la volonté de Jésus, depuis la Cène jusqu’à nos messes de chaque jour, en passant par la consommation du Vendredi saint.

C’est l’enseignement perpétuel de l’Église, qui n’est pas annulé ni oublié par le magistère récent, pas plus que par le concile Vatican II :

Toutes les fois que le sacrifice de la croix par lequel le Christ notre pâque a été immolé (1 Co 5, 7) se célèbre sur l’autel, l’œuvre de notre Rédemption s’opère[14].

Chaque messe est une “bombe” d’amour divin, un hommage parfait à la magnificence et à la bonté du créateur, un séisme qui déséquilibre le mal et porte en lui la puissance de réparer tout le désordre du monde. À chaque fois qu’une messe est célébrée, que ce soit dans une cathédrale ou un oratoire, par un évêque ou un ermite, au milieu d’une foule de pèlerins ou avec l’assistance simple d’un servant, “l’œuvre de notre Rédemption s’opère.”

« Rien ne remplacera jamais une messe pour le salut du monde » clamait Benoît XVI[15]reprenant l’enseignement des saints. « Toutes les bonnes œuvres réunies n’équivalent pas au saint sacrifice de la messe, parce qu’elles sont les œuvres des hommes, et la messe est l’œuvre de Dieu, » disait le saint Curé d’Ars, tandis que saint Padre Pio affirmait « Il est plus facile à la terre d’exister sans le soleil que sans le saint Sacrifice de la Messe. »

Que cette explication de textes ne soit pas l’occasion d’accentuer les divisions mais de mieux contempler ce qui nous rassemble : notre désir d’union profonde au Christ qui nous sauve par son sacrifice d’amour rédempteur, manifesté par la participation extérieure à la liturgie, dont le rit romain ancien est une forme particulièrement digne et adéquate d’expression de la foi pérenne de l’Église.

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