Le bulletin Les Deux Témoins (38 Quartier Marcasso – 20225 CATERI – Courriel : [email protected]) et son Directeur de publication, Marie-Thérèse Avon-Soletti, nous autorisent très aimablement à republier cet article d’Olivier Debesse, Secrétaire général du syndicat SM-TE (Syndicat de la Métallurgie – Travaillons ensemble). Le SM-TE, syndicat libre et indépendant des confédérations et des grands groupes industriels, dépend uniquement des salariés, ce qui le rend à la fois quasi unique dans le monde du travail et lui offre une véritable liberté pour défendre la dignité des salariés. Olivier Debesse est fidèle à la doctrine sociale de l’Église, il dévoile les dangers du management contraire à une notion chrétienne du travail en entreprise.
Management
Avec l’élection de notre nouveau Pape, Léon XIV, on ne peut que se réjouir du retour de la doctrine sociale de l’Eglise, que l’on en reparle, et que l’encyclique Rerum Novarum de 1891 soit remise au goût du jour.
Lorsque Rerum Novarum est sortie, voilà ce qu’en disait Georges Bernanos dans son Journal d’un curé de campagne (1936) :
« La fameuse encyclique de Léon XIII, Rerum Novarum, vous lisez ça tranquillement, du bord des cils, comme un mandement de carême quelconque. À l’époque, mon petit, nous avons cru sentir la terre trembler sous nos pieds. Quel enthousiasme ! J’étais, pour lors, curé de Norenfontes, en plein pays de mines. Cette idée si simple que le travail n’est pas une marchandise, soumise à la loi de l’offre et de la demande, qu’on ne peut pas spéculer sur les salaires, sur la vie des hommes, comme sur le blé, le sucre ou le café, ça bouleversait les consciences. »
A notre époque, ce n’est pas seulement le travail qui est une marchandise, mais l’homme lui-même
Le monde du travail se déshumanise quand on demande à des hommes d’être de simples exécutants de procédures rigides. L’obéissance aveugle, dispensant l’homme de sa réflexion, sauf dans de très rares cas, est dommageable. Même lorsqu’il utilise sa force physique, l’homme doit faire appel à sa réflexion qui en exerce le contrôle.
Nous sommes obligés d’observer que l’organisation du travail dans beaucoup de grandes entreprises accroît la déshumanisation qui a été accélérée à l’occasion d’une certaine crise dite sanitaire, occasion pour ces entreprises de recourir massivement au télétravail (facteur de désinsertion professionnelle) et aux bureaux partagés (facteurs de nomadisme et de déracinement).
Depuis longtemps, le management a remplacé le gouvernement des hommes et la responsabilité hiérarchique. Ce remplacement a été opéré par la technocratie et la gouvernance mondiale selon la vision de Saint-Simon (1760 – 1825) : « Remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses ».
Le management, c’est quoi ?
Ce que subissent beaucoup de salariés dans les grandes entreprises multinationales provient d’une conception erronée du travailleur, considérés comme une « ressource », d’où l’expression « Direction des Ressources Humaines », terme qui s’est généralisé au détriment de « Direction du Personnel ».
Le propre d’une ressource, comme la matière et l’énergie, c’est d’être exploitée. La ressource doit être « gérée », voire « ménagée », d’où le terme anglais « management ».
Le management moderne dans une conception matérialiste gère le « matériau humain » et puise dans le salarié parfois jusqu’à son épuisement, pouvant entraîner un burn-out, voire un suicide.
Le manager n’est jamais responsable si le salarié n’atteint pas les objectifs qu’il lui assigne. En cas du supposé échec du salarié, c’est trop souvent le plan de progrès individuel (qui ajoute des contraintes au salarié) ou l’application d’une sanction pouvant aller jusqu’au licenciement.
Avec la mise en place de la mécanique managériale, la personne disparaît au profit de « l’entreprise », du « projet », au profit du « profit ». Et tant pis s’il faut supprimer des milliers d’emplois pour assurer le profit, c’est-à-dire éliminer des salariés jugés non rentables, non adaptables, dans un imaginaire social darwinien assumé.
Le management est renforcé par les nouvelles technologies qui permettent un traçage de l’activité de l’homme au travail dans les moindres détails et d’en conserver l’historique permettant de l’asservir.
Présenté au nom d’une fausse liberté, c’est le contrôle des moindres actions, voire des pensées de la personne au travail. Contrairement à d’autres époques privatives de libertés, les chaînes ne sont plus visibles mais à l’intérieur de notre esprit.
En réponse au management que les entreprises imposent, il faut en appeler aux responsabilités hiérarchiques
Comme bon nombre de simples salariés, beaucoup de responsables hiérarchiques comme des chefs d’Equipe et des chefs de Service, souffrent d’un sentiment d’abandon de leurs hauts dirigeants, induisant démotivation et découragement.
Ils souffrent d’être en situation de soumission au nom de la loyauté envers l’entreprise, alors que l’entreprise ne cesse d’agir contre les salariés au nom d’impératifs financiers.
La vraie loyauté avec l’entreprise ne consiste pas à être soumis sans réserve ni discernement à un supérieur hiérarchique.
La loyauté est due, d’abord, à la vérité, à la justice, au bien commun de l’Entreprise (comprise comme une communauté humaine). Il faut toujours se préserver la liberté de dire « non » lorsque l’on est dans son droit, que l’on est intimement convaincu que l’on a raison. « Chercher à comprendre, c’est commencer à désobéir » dit l’adage. Ne pas renoncer à exercer son intelligence, à chercher à comprendre.
Le rôle d’un chef est d’être au service des membres de son équipe, au service de son Service, et au servicede la communauté humaine de l’Entreprise. Comme dit Hyacinthe Dubreuil[1] dans un de ses livres Promotionpublié en 1963 : « Les chefs doivent être pénétrés de leur responsabilité sociale, et aimer sincèrement leurs collaborateurs ».
Chaque responsable hiérarchique et à tous niveaux devrait pouvoir :
- conduire et soutenir son équipe en agissant au niveau humain,
- amortir les contraintes de l’entreprise,
- rendre aux salariés la fierté de leur entreprise,
- mobiliser et élever chaque personne et permettre ainsi à l’entreprise de progresser.
Avec le management qui administre les hommes en les considérant comme des choses, les salariés sont devenus des « Equivalent Temps Plein ». A contrario, le commandement, c’est l’institution de la responsabilité (responsus : celui qui répond), on sait qui est responsable : c’est le responsable hiérarchique.
Que pouvons-nous faire ?
Au plan personnel, exerçons notre intelligence, notre pensée, notre esprit, au risque de contredire. Pratiquons la vertu de courage dans le respect de chaque personne.
Au plan collectif, ne craignons pas de donner de la visibilité à la communauté de travail par la représentation du personnel.
Selon le Préambule de la Constitution Française du 27 octobre 1946 : « Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises » (alinéa 8).
Pour concrétiser cet alinéa 8 du Préambule, les salariés ont un fabuleux outil à leur disposition pour cela : c’est le syndicat.
A condition que le syndicalisme soit restauré dans ses missions originelles (préservation du lien social, entraide entre collaborateurs, formation des salariés, participation au système de protection sociale,décryptage des orientations de l’entreprise, action collective) et face à la machine qui broie, utilisons nos syndicats. Ou créons en d’autres.
Le nécessaire retour de la doctrine sociale de l’Eglise
A l’opposé des doctrines libérales et matérialistes qui ne savent plus ce qu’est l’homme et ne le respectent plus, retrouvons la doctrine sociale de l’Eglise qui est aussi la doctrine du droit naturel[2]. Dans la société civile et aussi dans nos entreprises.
Depuis longtemps, elle n’est plus enseignée ou évoquée qu’à de trop rares exceptions.
Ainsi en 1977, un étudiant d’André Piettre (1907 – 1996, économiste français et écrivain catholique) chargé d’un exposé sur le catholicisme social eut l’idée pour sa documentation d’aller frapper à la porte de l’archevêché de Paris, il lui fut répondu : « La doctrine sociale de l’Église ? Ça n’existe pas » Le Monde, 28 juillet 1977.
Avec le Pape Léon XIV, je crois que nous allons sortir de cette trop longue éclipse. L’Eglise doit reprendre la parole sur ces problèmes actuels et donner d’utiles indications aux fidèles catholiques, et au-delà, à toute personne investie d’une autorité pour reprendre en mains le Bien commun[3] dont il a la charge, tant de la société civile que des corps intermédiaires au nombre desquelles, les entreprises et les organisations professionnelles (chambres des métiers, chambres de commerce, syndicats professionnels).
Cette aspiration profonde demande à être satisfaite. Elle le sera d’autant plus que le fidèle fera, là où il est, tout ce qu’il peut pour correspondre à sa vocation qu’il tient de son baptême. Pour servir.
Olivier Debesse
Pour aller plus loin :
Johann Chapoutot, Les influences nazies du management moderne
https://www.youtube.com/watch?v=04LT2GUMpgs
L’Abbé, Le Glaive de la Colombe – De l’Eglise managériale : les Ressources Humaines
https://leglaivedelacolombe.fr/2023/05/29/de-leglise-manageriale-les-ressources-humaines/
Thomas Debesse, N’oubliez pas de vivre – Judas manager
https://illwieckz.net/journal/Judas_manager
Simone Weil, La Condition ouvrière (1951), Editions Gallimard
Michela Marzano, Extension du domaine de la manipulation, de l’entreprise à la vie privée (2008), Editions Grasset
Paul-Antoine Martin, Le temps des pervers, burn-out, l’épidémie du siècle (2025), Editions Max Milo
Alphonse Brégou, La doctrine sociale de l’Eglise (2006), Editions Unité, 38 Quartier Marcassu, 20225 CATERI
[1] Hyacinthe Dubreuil (1883-1971), fils d’un ouvrier-manœuvre, fait son apprentissage comme mécanicien serrurier chez les Compagnons du Devoir. Il s’inscrit au syndicat CGT dès 1900 et occupe divers postes et devint membre de la Commission exécutive de la Fédération des Métaux et permanent de l’Union des syndicats de la Seine de 1918 à 1920. Il quitte la CGT en 1931.
Il a travaillé un temps comme mécanicien chez Ford aux USA (à Détroit) et siégea de 1930 à 1938 au Bureau International du Travail.
Dubreuil publie de nombreux ouvrages dont : A chacun sa chance (1934), L’équipe et le ballon (1948), Si tu aimes la liberté (1962), Promotion (1963). En prônant le fédéralisme comme mode d’organisation, il exprime une pensée sociale proche de la doctrine des corps intermédiaires et du principe de subsidiarité. C’est pourquoi Hyacinthe Dubreuil est souvent cité dans les ouvrages exposant la pensée sociale chrétienne.
[2] Contrairement au droit positif (lois, décrets, règlements, accords d’entreprise), le droit naturel est l’ensemble des droits universels et inaltérables, que chaque personne possède du fait qu’elle fait partie du genre humain et non du fait de la société civile ou de l’entreprise dans lesquelles elle vit.
[3] Selon la définition donnée par Aristote : le bien commun est la cause finale d’une société, de tout groupe social, et pas seulement de la société civile. « Il y a le bien commun d’une famille, le bien commun d’une ville, le bien commun d’une entreprise, d’un métier, d’une école, d’une armée. A chacun de ces niveaux, le bien commun est le meilleur bien de la personne individuelle (meilleur pour elle que son bien particulier) ». Jean Madiran, Quotidien Présent N° 7672, 25 août 2012.