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Bioéthique

Nous avons désappris à vivre en dehors du système

Nous avons désappris à vivre en dehors du système

Mathématicien, philosophe, Olivier Rey vient de publier un essai sur le transhumanisme (1). Il répond aux questions de Christophe Geffroy dans le dernier numéro de La Nef.

Vous montrez que le transhumanisme bénéficie d’une active propagande : comment se développe-t-elle ?

Je compare la propagande que vous évoquez à l’histoire du chaudron, telle que Freud la rapporte : un homme qui a prêté à son voisin un chaudron se plaint, après avoir récupéré son bien, d’y découvrir un trou. Le voisin se défend en prétendant premièrement qu’il a rendu le chaudron intact, deuxièmement que le chaudron était déjà percé quand il l’a emprunté, troisièmement qu’il n’a jamais emprunté de chaudron. Il en va de même quand il s’agit de nous faire accepter une innovation « disruptive ». On commence par nous dire que la face du monde va en être bouleversée. Des inquiétudes se font jour : le discours change alors du tout au tout, l’innovation en est à peine une, elle n’est que la continuation de ce qui se fait depuis la nuit des temps. Et pour les récalcitrants, reste le dernier argument : celui de l’inéluctable. Prenons l’exemple des OGM : on nous dit à la fois qu’ils doivent révolutionner l’agriculture, et qu’ils n’ont rien de révolutionnaire, puisque l’homme sélectionne des semences depuis le néolithique ; et de toute façon, les opposants sont des passéistes qui, quoi qu’il arrive, seront vaincus. Le schéma se reproduit à l’égard du transhumanisme : d’un côté la condition humaine va être métamorphosée, de l’autre rien ne change puisqu’un homme qui porte des lunettes est déjà un homme augmenté. Et puis finalement, inutile de discuter : ceux qui refuseront les « augmentations » seront les « chimpanzés du futur », que les augmentés extermineront ou mettront dans des zoos.

À plusieurs reprises vous dites que les promesses du transhumanisme ne sont pas destinées à se réaliser, mais sont là pour faire diversion et polariser l’attention sur un avenir incertain, ce qui permet de faire oublier les changements en cours déjà effrayants : pourriez-vous nous expliquer cela ?

C’est une vieille ruse de guerre : simuler en un certain point du front une grande attaque, pour mieux pousser son avantage ailleurs. Ainsi les grandes entreprises technologiques ont tout intérêt à promouvoir le transhumanisme et ses promesses mirifiques : superintelligences artificielles, des milliards de fois plus puissantes que la réunion de tous les cerveaux humains, augmentation faramineuse de nos capacités par amalgame avec la machine, élimination du vieillissement et de la mort… Les esprits se concentrent sur ces annonces spectaculaires – que ce soit pour s’en enchanter ou s’en inquiéter. Pendant ce temps, les grandes firmes continuent de tisser leur toile bien réelle, de technologiser nos existences. Aristote définissait l’homme comme « vivant politique », nous sommes en train de devenir des « animaux monitorés » – de plus en plus incapables de survivre sans notre branchement permanent à la mégamachine numérique. Les promesses grandioses sont là pour soutirer le consentement à une artificialisation toujours croissante de nos vies, à une dépendance si complète envers la mégamachine que toute possibilité d’émancipation s’en trouverait annihilée.

Vous montrez que le développement issu du progrès technologique a une face négative, bien que l’on dépense d’immenses moyens pour persuader les gens que c’est toujours mieux maintenant qu’hier : vous préconisez de revenir sur « certaines évolutions » de façon à rétablir la possibilité d’un progrès réel, mais vous montrez bien que le système est verrouillé et empêche, de fait, de sortir de cette dynamique de changements accélérés et de consommation, tant son coût serait élevé et donc dissuasif ! Comment échapper à une telle situation ?

C’est en effet la grande force du système qui s’est mis en place : nous avons désappris à vivre en dehors de lui. Nous ne savons plus cultiver la terre, confectionner des vêtements, construire des maisons… Nous accomplissons des tâches extrêmement spécialisées, en échange desquelles nous obtenons de l’argent qui nous sert à acheter nourriture, vêtements, logement. Si le système général se grippait, nous nous retrouverions extrêmement démunis : voilà pourquoi nous sommes tenus d’y collaborer, quelles que puissent être nos critiques sur ses orientations et ses excès. La dynamique actuelle n’est pas viable à long terme – tant matériellement qu’humainement. Mais je crains qu’il nous faille aller jusqu’à ces limites de viabilité pour passer à autre chose. En attendant, il nous appartient de cultiver les savoir-faire et les vertus, d’entretenir les ressources morales qui nous permettront de faire face aux situations chaotiques qui nous attendent. Le pari bénédictin, tel que le propose Rod Dreher, est de cet ordre. […]

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1 commentaire

  1. ah le progressisme!

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