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Culture

Que savons-nous de l’Evangéliaire de Saint-Mihiel ?

Que savons-nous de l’Evangéliaire de Saint-Mihiel ?

L’Université Catholique de Lille a récemment vendu l’Evangéliaire dit de st Mihiel (XIe siècle) a Paul Getty image dont on peut supposer que l’intérêt intellectuel du manuscrit n’est pas sa préoccupation majeure mais bien la commercialisation des 15 miniatures contenues dans le manuscrit. Jean Heuclin, Professeur émérite d’histoire médiévale, vice-président de la Commission historique du Nord et Président de la fédération des Sociétés Savante du Nord de la France, a réalisé une synthèse des travaux et découvertes à partir des notes et publications du père Platelle qui avait suivi de près les recherches des Professeurs Dubrulle, Schmid et Kuder et entretenu une correspondance avec ces savants allemands.

Le manuscrit fut acheté en 1830 à un libraire de Saint-Mihiel par un ecclésiastique du lieu, l’abbé Charles Didiot (1797-1866) qui devint évêque de Bayeux (1856-1866). C’est son neveu, Charles Didiot, doyen de la faculté de Théologie, qui, en 1881, l’offrit à la Bibliothèque de l’Université Catholique, précieusement conservé dans un coffre, puis dans une salle dédiée au fond patrimonial depuis 2010 selon les normes de température et d’hygrométrie de la BNF.

L’abbé Chrétien Dehaisnes dès 1882, signale l’originalité de ce manuscrit, suivi en 1923 par l’abbé Henry Dubrulle, puis en 1977, par l’abbé Gérard Mathon (avec la collaboration de JL Decherf) qui dans un catalogue d’exposition décrit l’Evangéliaire de Saint-Mihiel avec ses 254 feuillets de parchemin et ses 15 miniatures. Il est répertorié en 1979 dans les Monumenta Poetae Latini de l’époque ottonienne comme appartenant au cercle de l’école de Reichenau . Ce manuscrit ancien de haute qualité a ainsi suscité l’attention accrue de la science historique allemande.

En 1982, le professeur Karl Schmidt de l’université de Münster s’est efforcé d’identifier le couple de donateurs, Irmengard et Werner, connus par une miniature et une inscription, et interrogé leur geste de piété dans le contexte religieux, politique et social de l’époque qui lui donne tout son sens.

En 1998, le professeur Ulrich Kuder de l’université d’Osnabrück, s’est penché à son tour sur le document pour proposer de nouvelles hypothèses de travail sur la datation et l’identification des personnages. Le professeur H. Platelle de l’Université Catholique a suivi attentivement ces travaux et entretenu une correspondance avec leurs auteurs qui étaient venus consulter sur place le manuscrit. H. Platelle en a souligné, pour sa part, la portée spirituelle par une communication en 1989 au congrès de Maubeuge sur la « Femme au Moyen Age » présidé par l’académicien Georges Duby, intitulée « l’épouse gardienne aimante de la vie et de l’âme de son mari ».

Le professeur Louis Ridez (1930-2020), historien de l’art à la Faculté de Théologie a de son côté comparé l’ensemble des illustrations (15) du manuscrit lillois avec celles (51) de l’évangéliaire d’Egbert de Trèves (980-993) élaboré l’un et l’autre dans la tradition de la Reichenau, considérant l’art, notamment ottonien influencé par Byzance, comme un moyen exceptionnel de transmission de la foi chrétienne, y compris de nos jours. Ce dernier aspect a été mis en évidence en 2008 par l’exposition des originaux des deux évangéliaires dans les locaux de l’Université Catholique complétée par les fac-similés des éditions Faksimile-Luzern aimablement prêtés par M Kramer, ouvrant ainsi la perspective d’une reproduction de l’évangéliaire de Saint-Mihiel. Cette manifestation vint en complément du colloque « Parole et Lumière autour de l’An mil » avec les interventions remarquées des spécialistes allemands et suisses tels M. Embach, W. Lentzen-Deis, F. Ronig, G. Franz de l’Université de Trèves.

La notoriété publique ainsi acquise par l’Evangéliaire de Saint-Mihiel au niveau de la recherche codicologique et du contexte social et religieux ouvre sur une série de questionnements pour sa datation et ses commanditaires.

Le contenu du manuscrit.

L’Evangéliaire est donc un livre liturgique contenant les passages d’évangile destinés aux dimanches, fêtes et fériés. Ce découpage était fixe jusque Vatican II de sorte que l’identité est parfaite entre l’usage attesté de ce manuscrit et celui du missel romain de 1950. Le document se présente sur 254 feuillets, de dimension 223mm sur 193mm. Sur chacune des pages le texte se déroule uniformément écrit sur 15 lignes en minuscule caroline, cette belle écriture mise au point par l’abbaye de Corbie au VIIIe siècle et répandue par Charlemagne pour tous les documents administratifs et liturgiques du IXe au XIIIe siècle. L’originalité de notre évangéliaire, ce sont les quinze miniatures souvent groupées deux par deux en vis-à-vis, outre un belle lettre ornée au f° 119. En tête de la liste des représentations figure les quatre évangélistes ( f°1 r° au f°4 r°), puis Noël en deux scènes séparées : la Nativité et l’Annonce aux bergers (f°5 v° et 6 r°), Pâques en deux scènes étroitement associées : les saintes femmes en route vers le tombeau et l’ange du tombeau vide ( f°117 v° et 118 r°) ; l’Ascension et la Pentecôte en vis-à-vis ( f°142 v° et 143 r°) ;le miracle de saint Michel au Mont-Gargan (f° 210 r°) ; l’Annonciation étalée en deux feuillets ou se répondent la Vierge et l’Ange Gabriel (f°235 v° et f° 236 r°) ; enfin, sur deux volets l’offrande de l’évangéliaire au christ et à saint Michel (f° 253 v° et 254 r°). Ce dernier élément est le point de départ de la recherche.

Après Dubrulle en 1923, K. Schmidt et U. Kuder constatent que ces miniatures sont étroitement attachées à l’école de Reichenau, monastère qui fut aux Xe et XIe siècles, un centre culturel extrêmement brillant d’où sortirent l’évangéliaire d’Otton III (Munich), le livre des péricopes d’Henri II (Munich), l’Apocalypse de Bamberg. Les miniatures lilloises rappellent parfaitement celles des manuscrits impériaux cités : par les couleurs, les bandes vertes figurant la terre, la manière de représenter les montagnes, les mains si caractéristiques, les traits des visages, le style des draperies. Si nous ne sommes plus aux environs immédiats de l’an Mil – mais plutôt vers 1050-060 – avec des traces de négligence dans la calligraphie en fin de volume, la réalisation en est encore fort belle.

L’identification du couple de donateurs : « l’Image de la dédicace. »

Cet élément clef renvoie aux origines du manuscrit et au contexte politique, social et religieux de ce geste de piété et à la place de la femme au Moyen Age.

L’achat par le chanoine Didiot à un libraire de Saint-Mihiel et la place privilégiée donnée dans la décoration à saint Michel ont naturellement conduit l’abbé Dehaisnes à rattacher ce document à l’ancien monastère de Saint-Mihiel (monasterium sancti Michaelis). Cette hypothèse se trouva confortée en 1977 par G. Mathon qui fit remarquer que la feuille de garde qui avait servi à renforcer la reliure au XVIIIe siècle, portait au dos une sentence de la Haute Cour de Nancy en date du 7 mai 1768. Ceci confirme bien que notre Evangéliaire se trouvait sous l’Ancien Régime dans le ressort de cette cour de justice – Saint-Mihiel se trouvant à une cinquantaine de kilomètres de Nancy. U. Kuder devait apporter une information majeure en signalant qu’en 1696, le célèbre mauriste Dom Ruinart (1657-1709) , ami et collaborateur de Jean Mabillon (1632-1707), avait rencontré lors d’un voyage d’étude en Lorraine, ce manuscrit alors dans la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Mansuy, dans la banlieue de Toul. Son récit imprimé et ses notes manuscrites conservées à Paris à la Bibliothèque Nationale, décrit avec une extrême précision « l’image de la dédicace » :

« Cette Dame est représentée avec son mary, qui etoit mort et presente ce livre à Nostre Seigneur qui est peint de l’autre costé avec saint Michel portant un sceptre terminé par une espèce de fleur de Lys. Cette Dame a un grand couvre-chef de toile blanche qui lui pend des deux costés jusquà la poitrine. Elle a une espèce de manteau blanc qui luy pend par derrière en forme d’un demi-scapulaire. Son mary est représenté avec une barbe fourchue, avec des cheveux courts ayant un manteau attaché sur l’épaule droite avec une veste qui lui vient jusqu’aux genoux, et des souliers ou brodequins blancs qui viennent jusqu’au milieu de la jambe » (p. 370-371).

Il parait plausible qu’avec la disparition du monastère à la Révolution, le manuscrit vendu parmi d’autres Biens Nationaux soit parvenu chez un libraire de Saint-Mihiel à une quarantaine de kilomètres. Si la question de la localisation du manuscrit parait résolue, elle ouvre des voies nouvelles pour identifier la donatrice et son mari, non plus sur Saint-Mihiel mais dans le réseau de l’abbaye de Saint-Mansuy (Mansuetus).

« L’image de la dédicace »

Sur la double miniature qui clôt le volume, sur le feuillet de gauche apparait deux personnages intimement liés. L’homme est en avant en costume d’apparat, la femme derrière en robe longue avec le voile de veuve soutient de sa main tendue les mains de son mari dans une sorte d’offrande commune du livre au Christ.

Sur le feuillet de droite, le Christ, jeune et imberbe, assis sur son trône, fait de sa main droite un geste d’accueil et de réception tandis que de sa main gauche, il tient debout contre sa cuisse le « Livre de vie ». A son côté debout se tient l’archange saint Michel en habit liturgique qui fait lui de sa main droite un geste d’acceptation, tout en portant un sceptre de sa main gauche.

L’unité des deux miniatures est réalisée par une inscription de 7 vers en latin répartis sur les deux pages nous donnant les noms des donateurs et le sens de leur démarche dont voici la traduction :

« Pour l’amour de ta gloire, ô Saint archange Michel
Ce cadeau préparé par les soins d’Irmengarde
Reçois-le et présente-le à Dieu pour Werner
Qui fut jadis son époux alors qu’il vivait dans son corps
Fais que maintenant son âme ait à perpétuité une paix bienheureuse
Et si quelqu’un par une fourberie broyait ce livre
Pour le nom du Christ, je réclame qu’il meure ou l’abandonne»

Cette dédicace avec sa clause comminatoire de malédiction s’inscrit dans un genre appelé par les Allemands le dedikationbild, l’offrande d‘un livre ou d’une maquette d’église ou de ville à Dieu ou à un souverain. Le genre remonte à l’Antiquité influencé par le christianisme et se prolonge au-delà du Moyen Age. Par comparaison, la miniature de la première Bible de Charles le Chauve (846) sur laquelle l’empereur assis reçoit la bible apportée par des moines aux mains voilées ou le duc Philippe le Bon recevant la traduction des Chroniques de Hainaut de Jacques de Guise (1448).
L’identification des personnages.

Le Professeur K. Schmid a le premier tenté d’identifier les deux protagonistes du don à travers chroniques et obituaires dans une enquête généalogique de la famille comtale de Souabe au XIe siècle. Ce duché du sud-ouest de l’Allemagne avait pour centre le lac de Constance (le Bodensee) dont l’un des centres spirituels, implanté sur une île du lac, était le monastère de la Reichenau ainsi que celui d’Einsielden. L’historiographie allemande désigne cette famille comme celle « des comtes Werner », nom donné sur cinq générations. Un Werner Ier est signalé comme porte-étendard de Conrad II qui mourut au cours d’une guerre en Bohème en 1040, menée par l’empereur Henri III. Il était marié avec Irmengarde de Nellenburg – parente du pape Léon IX. Le couple eut un fils Werner II, tué en 1053 à la bataille de Civitate, engagée par Léon IX contre les Normands. Cette illustre famille pourrait se rattacher aux Carolingiens et à d’autres grands lignages comtaux. K. Schmid avec beaucoup de prudence laisse suggérer que le manuscrit offert pourrait être postérieur à 1040.

Cette hypothèse fut remise en cause par U.Kuder qui s’engagea d’abord dans une étude approfondie des 15 miniatures qui selon lui, n’avaient jamais été examinées de près ni datées. La directrice de la section des manuscrits de la bibliothèque royale de La Haye, Mme A.S Korteweg avait proposé d’abord de les dater entre 1030 et 1050, puis ultérieurement entre 1050 et 1070. M Kuder entreprit de comparer le manuscrit lillois avec d’autres documents artistiques provenant de la Reichenau et observa que les miniatures lilloises présentaient une chute en qualité avec une raideur géométrique des formes et une évolution du style, l’amenant à repousser leur datation aux environs de 1100, date où l’on voit apparaitre ces caractéristiques dans la postérité de l’art ottonien.

Il fit une seconde découverte importante de codicologie en remarquant que les miniatures avaient été ajoutées après coup dans le manuscrit achevé.

Sur les 15 miniatures, onze sont en effet ajoutées sur des feuillets non utilisés des cahiers primitifs composant le manuscrit. Dans 7 cas, il s’agit d’une feuille simple, dans 4 autres cas d’une feuille double mais les dos des miniatures étaient vierges à l’origine . Les 4 dernières miniatures ont été appliquées sur des feuillets appartenant aux cahiers originaux car ceux-ci étaient lignés, c’est-à-dire n’étaient pas destinés à recevoir une peinture mais un texte dont la longueur avait été surestimée. Il semblerait donc qu’Irmengarde ait pu acheter un évangile manuscrit déjà entièrement écrit et qu’elle l’a fait transformer en y insérant une coûteuse et splendide parure picturale, issue de la même école. Ceci expliquerait que la dédicace ait été placée à la fin et non en tête de l’ouvrage comme de coutume. De fait le texte du manuscrit s’achève avant la fin du dernier cahier, laissant libre trois pages pourtant marquée de lignes en vue de la transcription du texte. Irmengarde pourrait avoir saisi cette opportunité pour y faire peindre son offrande du livre, qui, involontairement prend une valeur de signature.

Cette importante découverte conduit à réviser le système de datation jusque-là admis. En accord avec K Schmid et d’autres spécialistes venus sur place consulter le document, le texte du manuscrit avec les initiales aurait été copié vers 1050, par contre les miniatures, ajoutées après coup, seraient datées des années 1100. Cette hypothèse remet en cause l’identification d’Irmengarde et Werner proposée par K. Schmid. U. Kuder découvre ainsi dans la documentation, vers 1091 parmi les milites d’une charte, un certain Warnarius et une Irmengarde (dont le nom apparait vers 1120) de Colw, petite ville près d’Hirsau dans la sphère d’influence de l’abbaye de Saint-Mansuy. Cette dernière aurait pu être veuve vers 1091, avoir commandé des miniatures à insérer dans un manuscrit plus ancien et avoir remis l’ensemble à l’abbaye de Saint-Mihiel. La difficulté est que rien ne prouve qu’ils fussent mari et femme laissant la porte ouverte à de nouvelles recherches. En dehors de cela, il semble acquis que le manuscrit du texte de l’évangile serait des années 1040-1050 auquel on ajouta vers 1100 des miniatures qui traduisent l’influence de Reichenau.

L’archange saint Michel et le miracle du Monte Gargano.

L’hypothèse de U. Kuder s’appuie sur la curieuse miniature qui illustre et met en évidence la fête de saint Michel , le 29 septembre (f° 210 r°). Il s’agit du miracle légendaire du Monte Gargano qui se serait produit en 505, connu par des récits du IXe siècle, il fut rapporté en occident par les pèlerins et croisés au XIe siècle. Cette illustration renverrait aux origines de la fondation du monastère de Saint-Mansuy en 965 par l’évêque Gérard (+ 994) sur une éminence dénommée Mons Barrus (Monbard) ou Mont Saint Michel. Un petit prieuré y fut d’abord élevé dont la propriété par l’abbaye de Saint-Mansuy s’effectua par la production de fausses attestations. La légende de st Michel au Monte Gargano servirait ici de justificatif à la construction du prieuré au Monbard, à moins de considérer Werner comme l’alter ego de Gargan ?

K. Schmid a souligné le fait que l’archange jouait ici le double rôle d’intermédiaire et d’intercesseur, il accueille favorablement le don du livre pour le transmettre à Dieu et introduire l’âme du défunt Werner dans une bienheureuse paix perpétuelle. Saint Michel se présente ici comme grand officier de la Cour céleste et avocat du défunt. Schmidt et Kuder ont fait remarquer un aspect insolite de la miniature, comme si on avait voulu particulièrement attirer l’attention. En effet Gargan et son escorte ne se présente pas comme un propriétaire accompagné de ses valets mais à l’instar de Werner comme un chef de guerre (miles), il porte sur la tête trois petites couronnes empilées comme celles que portent les rois mages dans le livre des péricopes d’Henri II conservé à Munich, tout comme la manière de représenter la montagne avec des écailles entassées dans la scène de l’annonce aux bergers. K. Schmid y voyait une identification de Gargan avec Werner, Kuder, pousse l’investigation en insistant sur l’aspect royal ou impérial du personnage. En effet dans son escorte, on relève la présence au premier rang de son escorte d’un personnage tenant une lance et un bouclier d’apparat, comme le dignitaire debout près du trône d’Otton III dans l’évangéliaire de cet empereur conservé à Munich.

Par ailleurs très curieusement, l’artiste a représenté le thème du miracle du taureau, alors que celui-ci ne figure pas sur les portes de bronze du sanctuaire du Mont-Gargan fabriquées en 1076. Notre miniature constituerait la plus ancienne représentation connue de la légende du taureau.

Autre particularité, sur notre miniature lilloise, la flèche vengeresse atteint le tireur à l’arc dans l’œil, détail qui ne figure pas de façon aussi spécifique dans la légende. Or selon Kuder, la flèche dans l’œil est le châtiment des traitres et des parjures. C’est ainsi qu’en 1066 périt Harold à Hastings. Cette scène conduit à une identification avec un roi couronné traitre, le roi-empereur Henri IV (+1106) grand adversaire de la papauté qui souleva des haines inexpiables dont beaucoup souhaitait la mort par un châtiment exemplaire.

L’ensemble de ces éléments vise à conforter l’idée que les miniatures peintes et insérées dans le manuscrit le furent à une époque tardive sans doute vers 1100. L’avenir dira si les chercheurs confirment cette hypothèse. Quant à l’identification du couple la démonstration de K Schmid reste compatible avec celle de Kuder. L’ensemble du manuscrit avec les illustrations s’inscrirait dans la période 1050 – 1080 /1100.

L’amour conjugal et la prière pour les morts.

L’instigatrice de tout ceci reste une femme, Irmengarde. Brutalement veuve comme cela arrivait fréquemment dans les familles nobles engagées dans de multiples combats, en dépit des jeux d’alliances matrimoniales et des différences d’âges entre les époux , Irmengarde a cherché de toute la force de son amour conjugal à assurer le salut éternel du défunt. Elle déploie une activité étonnante. Elle fait transcrire et peindre un évangéliaire qui doit désormais servir à la prière constante dans un monastère au profit de l’âme de son défunt mari.

Elle s’y fait représenter avec son mari dans l’attitude de donateur et fait rédiger une inscription pour bien souligner la portée de son geste. Elle se présente dans la vie comme dans la mort le soutien de son époux qu’elle pousse en avant vers le royaume des cieux dans l’espérance de l’y retrouver. Le livre précieux que Werner tend vers le Christ et saint Michel pour appeler récompense ou miséricorde, apparait comme la dernière marque de sollicitude conjugale d’une épouse aimante.

Sous cet angle, notre manuscrit devient un riche document historique susceptible d’éclairer de nouvelles problématiques en lien avec d’autres études sur le genre. Irmengarde s’inscrit au côté de Dhuoda (800-845), cette aristocrate carolingienne qui rédigea en 841-843 pour son fils Guillaume, âgé de seize ans un manuel destiné à lui servir de guide. Elle lui append à prier pour son père Bernard de Septimanie (795-844), pour tous ses parents défunts qu’elle énumère avec précision ; dans cette intercession doivent s’associer prière, aumône et offrande su saint sacrifice. D’autres exemples, proche de l’époque d’Irmengarde peuvent être pris dans Thietmar de Mersebourg (+ 1018), ainsi une certaine Godila, veuve en 1003, dont il nous dit que durant les quatre années de son veuvage, elle ne cessa d’accomplir tout le bien religieux qu’elle pouvait accomplir pour le souvenir de son époux (pro memoria ejusdem), inversement, une autre dame Liutgarde décédée en 1012 et qui fut amèrement pleurée par son mari, Thietmar nous assure qu’elle « avait été, pour son époux la gardienne aimante de sa vie et de son âme, (vitae ejus et animae diligens custodia »songeant plus à lui qu’à elle-même, elle s’était livrée avec une extrême rigueur au service divin s’astreignant par des jeunes hivernaux, effectuant une prière continuelle et des aumônes, elle l’avait ainsi protégé des embûches de ses ennemis ». K. Schmid signale encore dans le même ordre d’idée les noms de Roduna qui conserva allumée une lampe au-dessus du corps de son défunt mari à l’abbaye de Saint-Riquier ; la matrone Perachtswind pour son mari Sarhilus, sa sœur Gundarada, Gotsadius sont citées dans un poème de Walafrid Stabon et divers autres encore dans le psautier d’Egbert dont les similitudes sont grandes avec le manuscrit lillois. Les pistes de recherches sont encore dans ce domaine largement ouvertes pour éclairer l’univers affectif médiéval, la place et le rôle de la femme et des enfants, enfin, la présence des morts dans la pensée religieuse des vivants. L’étude d’E Santinelli s’appuyant sur ces éléments a montré la place de choix des veuves dans la transmission de la mémoire : aux prières et donations pour le salut de l’époux défunt, s’ajoute la participation à la memoria familiale par des fondations dynastiques pieuses. Les veuves sont aussi sollicitées par leurs affins pour jouer le rôle d’intercesseur spirituel et d’intermédiaires entre les générations. Ces femmes témoignent d’un pouvoir réel d’intervention au sein de la société et de la sphère politique inspiré par une affection profonde et sincère.

L’évangéliaire lillois de Saint-Mihiel reste donc un maillon important pour la recherche dans les domaines généalogiques, codicologiques, des mentalités religieuses, politiques, sociales et des échanges de l’histoire médiévale en Europe. L’étude des autres miniatures reste à faire et à en comprendre la signification eu égard à la spiritualité de la donatrice et des moines bénéficiaires de ce précieux manuscrit dans le cadre notamment de la fête des morts instaurée par Cluny.

Jean Heuclin

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