Patrick Defontaine, médecin retraité, est spécialiste en anesthésie-réanimation et toxicologie clinique. Il raconte ses souvenirs de jeune médecin dans le service des "comateux chroniques", comme on nommait alors les personnes en état végétatif, et montre qu'à l'époque, on n'imaginait pas que ces gens ne soient pas vivants.
"[…]la question ne se posait pas d’arrêter les soins de nursing et la nutrition, car il était évident pour tous que ces comateux étaient des « vivants ». Certes ils n’exprimaient pas leurs sentiments, mais ils faisaient partie de notre monde, et les familles venaient plus ou moins régulièrement rendre visite à celui des leurs qui ne pouvait plus parler. On citait toujours le cas de cette jeune fille, accidentée à la veille de ses noces, recevant la visite de plus en plus espacée de son fiancé. Mais chaque visite était ponctuellement suivie, 14 ou 15 jours plus tard, de l’apparition de menstruations, comme si la présence de l’être aimé avait provoqué une stimulation ovarienne avec ponte ovulaire. D’autres comateux manifestaient leur mécontentement par des pics fébriles lors de congés du personnel soignant habituel et l’intervention moins douce de tel ou tel remplaçant. Cet attachement la fois technique et affectif à l’entourage soignant se manifestera de façon aigüe lorsqu’on déménagea les 2 ou 3 douzaines de ces patients dans l’hôpital neurologique Louis Pradel à Bron en 1968 : près de la moitié de l’effectif décédera dans les 3 mois qui suivront.[…]
L’évolution de ma carrière fera ensuite de moi un médecin anesthésiste réanimateur. Avec le professeur Raymond Deleuze, j’ai appris une chose essentielle : « ce n’est pas par ce qu’un malade ne crie pas (anesthésié), qu’il ne souffre pas » ; et la douleur tue, c’est même l’une des explications les plus fréquentes de ces fameux « accidents d’anesthésie », lors d’opérations où la narcose artificielle n’était pas complétée par une analgésie bien dosée face à l’agression chirurgicale.[…]
J’ai exercé ensuite dans le domaine de l’hospitalisation à domicile et pratiqué ce que j’appelais « la médecine des mourants » (on dit aujourd’hui les soins palliatifs). Il faut dire avec insistance qu’aucun médecin n’est infaillible pour dire « il va passer d’ici 24 ou 48h », et qu’il est temps de passer à une sédation profonde. La sédation profonde est faite pour calmer l’angoisse des familles ou du personnel, mais ce n’est pas parce que le malade n’exprime plus sa plainte qu’il ne souffre plus, ni physiquement ni moralement. Quant aux cocktails dits d’apaisement, ils peuvent être efficaces pour un patient et échouer complètement pour un autre, il n’y a pas de recette miraculeuse universelle, sauf celle qui créée « un bâillon pharmacologique » de fausse bonne conscience pour ceux qui le décident."[…]