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Tribune libre

Triste musique, Tour d’horizon des chants catholiques dans les décennies 70-90

Triste musique,  Tour d’horizon des chants catholiques dans les décennies 70-90

Léon Bloy, dans Le Désespéré, décrit comment l’office des chartreux produit l’effet d’un choc émotionnel sur Marchenoir :

« Toutes les cérémonies, tous les actes particuliers de ce sacrifice, que les théologies regardent comme le plus grand acte qui puisse être accompli sur terre, pénétraient Marchenoir jusqu’aux intestins et jusqu’aux moelles… Il sortait enfin, les nerfs rompus, la tête sonnante, excédé jusqu’à défaillir. »

À bien des égards, Marchenoir annonce Durtal dans En route, qui passe le clair de son temps à se perdre dans les volutes des églises et les hauteurs vocales du plain-chant, la cathédrale sonore. Mais que Bloy ferait-il dire à Marchenoir s’il avait dû se coltiner les chants catholiques imposés suite à la réforme liturgique de 1969 ?

Nous prendrons soin de ne pas juger ici du bien-fondé de la réforme et du missel de Paul VI. Nous ne nions pas non plus que des fidèles vivent la messe à partir de ces chansons mais, bien que l’on respecte les goûts et les couleurs, il faut cependant faire l’inventaire et la critique de ce pensum liturgique. On laissera également aux lecteurs le soin de voir l’apparition de cette nouvelle liturgie comme une « bêtise et une bourde psychologique », ainsi que l’a souligné Rémi Brague dans un entretien à Academia Christiana, conduisant à une rupture anthropologique incroyable, sur le plan de l’intelligence. Le sentiment du beau, l’exigence poétique, la tradition latine, sédimentés par les siècles — Les Impropères, le Crux Fidelis ou le Veni Creator Spiritus — sont devenus obsolètes face aux bluettes disco infâmes, révélatrices de l’effondrement de l’intelligence et de l’apprentissage des humanités de toute une époque. Cela confirme la fameuse phrase de Bernanos dans La France contre les robots, qui dénonçait la civilisation moderne comme une conspiration contre la vie intérieure.

Qui donc n’a pas connu les messes où l’assemblée, d’une voix molle, entonne « Dieu nous accueille en sa maison », « Peuple de frères » ou quelque autre refrain dont la pauvreté théologique rivalisait avec la médiocrité musicale ? Ces chants ne sont pas un simple accident de parcours : ils sont, tout d’abord, les « œuvres » commises par des artistes qu’il faut nommer et dont il faut dire les méfaits. Ils répondent aux noms de Didier Rimaud et Le Scouarnec ou Rozier pour les paroles ; Jo Akepsimas, Berthier, Überall pour la musique ; et Mannick — la Mireille Mathieu des paroisses — pour le chant. On retrouve leur signature à chaque page d’un recueil de cantiques. Ce gang par ses travaux a montré sa volonté de faire la révolution dans l’Église , et même son mai 68, aspirant à la jeunesse, au progrès, voulant casser les codes et défaire les vieux usages. Ces morceaux impressionnent car ils illustrent toutes les lubies de l’époque.

Cela commence par la fraternité et l’humanisme. Il ne s’agissait plus d’inscrire la liturgie dans le grand fleuve de la Tradition, mais de créer un christianisme adapté à la modernité, horizontal et convivial. Les textes des cantiques portent cette marque : vocabulaire laïcisé — « amitié », « partage », « chemin », « vivre ensemble » —, absence de références au sacrifice, au salut, à la grâce. La dimension théologale est remplacée par une sociologie de la fraternité universelle. La verticalité est écrasée par une horizontalité nécessaire.

Tout cela montre le travers de l’Église catholique : devenir le MASDU (Mouvement d’Animation Spirituelle de la Démocratie Universelle), une Église participative et festive, où chacun s’engage, sans demeurer passif devant les mystères, mais en étant acteur de la messe. Le processus prime sur l’enracinement. Jo Akepsimas, dans une conférence donnée à l’Université catholique de Lyon, dit avoir été « au service du chant des assemblées », pour ne pas dire qu’il s’occupait de liturgie, le mot faisant trop ancien ou conservateur, voire pire.

Il a aussi été question de flatter la jeunesse, celle du baby-boom ; une jeunesse qui vit d’amour et d’eau fraîche ; revendique son droit à la parole et son droit de vivre ; réclame d’être toujours jeune en grattant des guitares électriques, comme dans « Voyageurs au pas perdu » ou « Dieu nous appelle aujourd’hui », Akepsimas, semblant s’inspirer d’Hendrix. Une illustration de cette prise d’otage de la jeunesse ? Les messes à gogo où l’on se trémousse sur des airs légers, en rockant le credo et twistant le sanctus, en pensant que cela change de la messe « sérieuse », que ne pas « se prendre la tête » est un plaisir. Cette liturgie pauvrette perd son exigence et devient un spectacle, un show, une récréation, accompagnant toutes les mollesses spirituelles.
Toutes ces chansons qui voulaient rompre avec la liturgie vieillotte et poussiéreuse des siècles ont ce paradoxe d’avoir vieilli, datées de cette époque baba cool où des beatniks portaient la barbe, les cheveux longs comme le Christ et Michel Fugain, avec son Big Bazar, ou encore Johnny qui chantait : « Jésus-Christ est un hippie ».

Pire encore, certains n’hésitent pas à teinter leurs chants d’un vocabulaire de la lutte et de la révolution, en plein dans les élucubrations marxisantes de la théologie de la libération. On pense à ce chef-d’œuvre « Créateur d’humanité » où il est question d’un Christ « citoyen de notre monde » qui a permis aux exclus de se lever lorsque vient « le temps des résistances ». Ce n’est qu’à la deuxième place de ce maudit podium que l’on trouve, de Steeve Gernez, « Bâtissons l’Église de demain », où il est question des « pierres vivantes » qui doivent changer le vieux monde. Outre l’idée discutable que les laïcs aient à changer l’Église, quelle arrogance, faussement innocente, que de croire que nous, modernes, allons faire mieux que les anciens, que nous pouvons rompre avec la tradition, qui est le propre de l’Église. Comble de l’orgueil de cette génération qui accepte, au nom de la tolérance, « d’effacer les différences pour vivre en harmonie », et qui croit mieux faire que les générations d’avant !

Voyez Moi, y en a vouloir des sous, de Jean Yanne : tout est illustré à la perfection avec cet évêque qui consacre un autel derrière lequel se trouvent les panneaux d’un chemin de croix où figurent des CRS et qui fait venir le groupe Magma jouer dans l’église. « C’est le pied ! », dit-il dans un mouvement d’extase.

Les thèmes traditionnels — mystère pascal, Croix, Eucharistie, communion des saints, espérance du Royaume — sont peu à peu évacués au profit de notions pauvres : la marche, la route, l’avenir, le pain, le vent, la lumière, la fête. « Peuple de la route, tourné vers l’avenir / peuple de la route, luttant contre le mal. »

Les cantiques populaires, quelquefois lénifiants, des années 20-30 chantaient encore saint Joseph, le sourire de Marie, le Cœur de Jésus, sainte Jeanne : toutes ces incarnations, au cœur même de notre religion, laissent place à des abstractions : la paix, la tolérance, la jeunesse, le bonheur, la tristesse. Cela renvoie, comme l’a montré justement Patrick Buisson dans La Fin d’un monde, à l’émergence de jeunes prêtres capables de troquer la soutane pour des costumes, méprisant les vieilles habitudes des dames et des petites gens, au profit de la lutte et du combat, non plus spirituel, mais politique. Il est question de briser des chaînes, de percer des murs — « des prisons qui ouvrent des murs » — précisément sur une « terre des vivants », l’exacte opposé de la « terre des morts » dont parlait Barrès. Avec, bien sûr, le migrant, l’étranger, l’Autre, devenu le nouveau totem du catholicisme : « Un matin de printemps, le dernier chemin / conduiront Noirs et Blancs la main dans la main. » Mais, après tout, comme l’écrit Le Scouarnec: « Laisserons-nous à notre fête un pas de danse à l’étranger ? »

Dans le supplément des chants nouveaux de Louange à Dieu, recueil du diocèse de Strasbourg, dans l’édition de 1975, il est dit : « Ces chants furent choisis par des responsables des jeunes. Il faut cependant s’attendre à ce qu’un certain nombre de ces chants soient, dans quelques années, dépassés à la suite de l’évolution du cantique français. » Magnifique. Alors même que le chant « Jésus reviens ! », qu’on entend dans La Vie est un long fleuve tranquille, devait être une parodie, il est devenu une illustration de ce que l’on trouve à la messe : assemblage d’expressions faciles, images sottes, thématique faible.

Comble de la fadaise et des bons sentiments : « La paix, elle aura ton visage, la paix, elle aura tous les âges, la paix sera toi, sera moi, sera nous, et la paix sera chacun de nous. » On ne se lasse pas du petit ton infantilisant, qui se marie bien avec une chorégraphie d’enfants de primaire. Le langage adopté est bébête : phrases courtes, rimes faciles, refrains ressassés :
«L’amour a fait les premiers pas, l’amour a préparé la noce. Les invités ne viennent pas. […] L’amour a pris la liberté de négliger les convenances. Il s’est chargé de l’étranger. » (toujours lui !) On n’oubliera pas la tendance à transformer la théologie négative et le péché en trouble psychologique, marqueur de l’époque, à l’aune de Lacan et du freudo-marxisme : « De toutes mes terreurs, il m’a délivré / Le Seigneur l’a sauvé de toutes ses angoisses », « Le Christ viendra chasser nos peurs », et ces promesses de paix : « Plus de nuit sur notre terre, il sera notre flambeau. Plus de haine ni de guerre, il nous ouvre un ciel nouveau », en continuant sur cette idée que l’Église n’est qu’un processus et jamais enracinée : « Le vieux monde peut mourir. Il annonce son Royaume, il nous ouvre l’avenir. »

Mais revenons à nos industrieux logographes et saltimbanques, dont on peut lire les catastrophes littéraires. L’hymnographie ancienne, même traduite, portait l’élan du latin et de la grande poésie chrétienne. Les compositions modernes s’enlisent dans un prosaïsme rimé. De page en page, on lit une mauvaise poésie faite d’images absurdes relevées dans des phrases qui ne veulent rien dire.

Il y a bien une sorte de fumisterie certaine sous la plume de Didier Rimaud:

« Soyons du corps, où tout se tient » ; « À toi de faire le partage du pain des hommes » ; « Regardez où vous avancez, tenant votre Christ à la main » ; « La grâce de l’Esprit pour le bien du corps entier » ; « Par le corps de Jésus Christ crucifié dans nos guerres sans pardon / sur les peuples de la nuit et du brouillard que la haine a décimés. » Le clou du grand Rimaud, c’est cela : « Longues files d’enfants sages sans lois condamnées […] routes des hommes, armes aux créneaux […] Christ en nos chemins. » Ça ne veut rien dire ! Prises au sens propre, certaines paroles sont de véritables poilades : « Vos torches montrent une croix, dans notre Église où l’on a froid, si l’on refuse d’y brûler » — comment, le retour de l’Inquisition ?
« Dieu nous réveille aujourd’hui pour nous donner un cœur nouveau » — car tout le monde sait qu’Il excelle dans la transplantation. « Je deviens l’envoyé aux mendiants de la terre » — serait-ce le facteur ? « Routes des hommes, flammes sous nos pieds, routes des hommes, fleuves de l’été » — certainement pour lutter contre les incendies. Je vois cela de l’extérieur, étant donné qu’il y a à peu près cinq ans que je suis revenu à l’Église, mais déjà adolescent je m’exaspérais des chants comme des assemblages de mots pris au hasard, servant à former un laïus destiné à un public vieillissant. Quel a été le fruit de cette liturgie ?

Comme l’a rappelé Benoît XVI, le chant peut exprimer toutes les nuances du sacré et élever la foi. Mais ce « grand remplacement » liturgique, plus distrayant qu’exigeant, a souvent détourné les jeunes de la pratique au lieu de les y enraciner. Cette question liturgique révèle une fracture: d’un côté, une jeune génération attirée par une liturgie plus traditionnelle et exigeante ; de l’autre, des boomers rétifs au retour du latin et insensibles à ce renouveau spirituel. Le malaise est palpable dans les messes estivales, où l’on subit des chorales vieillissantes aux chants kitsch, tandis que le grégorien reste difficile à mettre en œuvre dans des paroisses appauvries en musiciens compétents.

La redécouverte du chant grégorien, de la polyphonie sacrée et des grands hymnaires n’est pas une nostalgie : elle est une urgence. Car le chant n’est pas un supplément esthétique : il est théologie mise en musique, prière incarnée. En réapprenant à chanter l’Église, nous réapprendrons à croire avec l’Église.

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